La Souveraineté Alimentaire

Dans un contexte de mondialisation, la tendance actuelle est de favoriser la libre circulation de l’ensemble des produits de consommation, de sorte qu’ils soient de moins en moins soumis à des contraintes douanières et tarifaires. Sur le plan de l’agriculture, les pays membres de l’OMC se sont rencontrés lors du cycle de négociation de Doha en 2001. Lors de cette ronde de discussion, nombreux étaient les pays qui ne voulaient pas suspendre ou abaisser les barrières limitant les échanges dans ce domaine. Ce cycle fut, par la suite, inévitablement considéré comme un échec, après que le directeur général de l’OMC du moment, Pascal Lamy l’ait déclaré ainsi en 2006, car aucune partie n’avait cédé de façon à convenir à une entente générale.


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Définition de la souveraineté alimentaire – Introduction

Dans une telle conjoncture, deux thèses portent à réflexion : faut-il développer une stratégie axée sur la production agricole nationale (stratégie de souveraineté alimentaire) représentant une solution durable aux problèmes alimentaires des pays pauvres ou est-il plus efficace de développer une stratégie d’accès aux aliments sur les marchés domestiques et internationaux (stratégie de sécurité alimentaire) pour assurer un approvisionnement alimentaire de qualité et suffisant. En fait, il convient d’abord d’exposer la définition des deux concepts proposés entre parenthèses. La souveraineté alimentaire est d’abord définie par le Forum Social comme « le droit pour les peuples et leurs gouvernements de définir leurs propres politiques agricoles et stratégies durables de production de distribution et de consommation d’aliments. Elles doivent garantir le droit à l’alimentation à toute la population […], en respectant leurs propres cultures et la diversité des modèles […]. La souveraineté alimentaire favorise la souveraineté économique, politique et culturelle des peuples. »

Selon la FAO, et sa vision des choses exposée lors du Sommet Mondial de l’Alimentation de 1996, la sécurité alimentaire est « une situation telle que chacun peut à tout moment avoir matériellement et économiquement accès à une alimentation sûre, nutritive et suffisante pour satisfaire ses préférences et besoins alimentaires et ainsi mener une vie active et saine. »

Lors du débat, notre équipe a défendu la première thèse. Ce travail présentera donc une analyse nuancée des principaux arguments des thèses défendues lors du débat en classe concernant les aspects économique, politique, culturel et social. Enfin, il exposera l’évolution de notre pensée concernant l’enjeu de l’alimentation.

Aspect économique de la Souveraineté Alimentaire

Notre thèse défend l’idée de garantir la souveraineté alimentaire. Les arguments qui s’opposent à cette idée sont en faveur de l’échange des produits alimentaires sur les marchés internationaux. Le modèle de Ricardo soutient l’idée que les avantages comparatifs entre les pays qui échangent leurs produits... sont supposés favoriser ces deux mêmes pays. Toutefois, ce modèle présente certaines limites. L’hypothèse classique des coûts constants suppose que les coûts de production varient peu avec le temps. Cela n’est toutefois pas nécessairement le cas, comme le démontre la détérioration des termes de l’échange. L’étude de l’avantage comparatif, selon le modèle néo-classique, affirme que la technologie se diffuse, au moyen à long terme, dans le monde entier. Dans les faits, la technologie varie toujours énormément d’un pays à l’autre, où les écarts de productivité sont parfois de 1 pour le Sud, contre 100 pour le Nord. Ainsi, dans un contexte d’accès libre aux marchés internationaux, la population d’un pays moins productif sur le plan alimentaire, soit un pays au Sud, consommera nécessairement les denrées produites par les pays plus productifs, soit les pays au Nord, offertes à un moindre coût. C’est alors dans ce contexte que peut s’effondrer le système agricole du pays du Sud. Il faut aussi tenir compte, dans une situation d’accès aux marchés nationaux et internationaux, que ce sont seulement trois entreprises; Cargill, Archer Daniel Midlands et Bunge qui contrôlent une part importante du commerce international des céréales. Ces entreprises ont enregistré des bénéfices records au cours des dernières années.

Le réseau des organisations paysannes et de producteurs agricoles de l’Afrique de l’Ouest vise, quant à lui, une demande régionale: « La souveraineté alimentaire doit ainsi se construire selon la préférence accordée aux produits régionaux. L’instrument privilégié pour réaliser cette intégration est, d’une part, un TEC (tarif extérieur commun) suffisamment incitatif pour que la demande régionale se tourne vers la production locale et, d’autre part, une circulation sans entrave des biens à l’intérieur de la CEDEAO5 ». Ceci constitue un exemple d’initiatives prises dans le monde pour installer une plus grande souveraineté du côté de l’alimentation.

Aspect politique de la souveraineté alimentaire

En ce qui concerne l’aspect politique qui sous-tend notre thèse, il sera davantage question des acteurs qui prennent les décisions et des règles de libre-échange. En premier lieu, pour garantir l’avènement et le maintien de la souveraineté alimentaire sur un territoire donné, le docteur De Shutter de l’OMC4 a déclaré qu’il faudrait que les instances politiques de ce même territoire décident de leurs politiques en matière d’agriculture, et ce, en vertu du droit de souveraineté décisionnelle qui leur revient. Les organisations internationales, telles que l’OMC, l’ONU et l’UE ne devraient pas avoir priorité dans l’instauration et l’application de règles. À ce titre, ils pourraient instaurer des règles pour protéger leur agriculture et ainsi permettre aux pays sous leur égide de s’assurer d’une meilleure gestion de sa propre production. On cite même dans plusieurs sources (Diane Éthier, Anthony Payne, plusieurs rapports sur le site officiel de l’ONU) que les pays industrialisés et développés sont en fait passés eux-mêmes par cette phase de protection. C’est seulement en étant devenu plus solides et en étant parvenus à nourrir efficacement leur population que ceux-ci ont orienté leur économie sur ce que prônaient l’économie de marché et les nouveaux courants dominant les échanges internationaux (par exemple, la libéralisation, l’abolition de barrières tarifaires, etc.). Un investissement orienté vers les petits producteurs serait donc un des moyens les plus garants dans un parcours vers une souveraineté alimentaire.

De plus, une politique en agriculture permettant les cultures multiples au détriment d’une monoculture a démontré que cela réduisait énormément les conséquences qui pourraient être dues aux catastrophes naturelles ou à de nouvelles maladies. Sur ce point, la partie adverse avait un argument intéressant. Pour qu’un pays soit assuré d’un approvisionnement en cas de catastrophe ou simplement parce qu’il n’est pas un grand producteur, son ouverture sur des marchés internationaux pourrait justement lui permettre d’avoir un certain recourt dans ce cas. Sans nécessairement prôner le libre-échange à tout prix, le point sur la sécurité alimentaire présenté par l’autre équipe a apporté cet aspect qui permettrait de nuancer l’aspect politique de notre thèse.

Aspect culturel et environnemental de la souveraineté alimentaire

L’application des politiques néolibérales dans de nombreux pays du Sud au cours des dernières années a non seulement démantelé un système autochtone de production agricole, d’élevage et d’alimentation, mais a aussi affaibli toute protection de leurs communautés, de leurs industries et services publics. De plus, « l’agriculture productiviste a, au fil des années, fait litière des savoirs paysans: ceux-ci procédaient d’une fine connaissance du milieu naturel et de ses contraintes et cela se traduisait par des pratiques particulièrement bien adaptées au terroir. » Aussi, les importations alimentaires à bas coût de produits étrangers, écrasant les produits du marché local, menacent la richesse de la diversité locale et peuvent donc entraîner une standardisation des produits alimentaires et de la consommation alimentaire.

Au Mexique, l’arrivée des entreprises transnationales de l’agroalimentaire a imposé un modèle de production qui est aujourd’hui dominé par les monocultures industrielles. Cela a conduit à l’expulsion de millions de travailleurs agricoles et de paysans, violant ainsi leur droit à un emploi digne et juste, où ils sont acteurs de leur propre développement économique, sociopolitique et culturel. Les conséquences des politiques néolibérales sont donc plurielles : destruction de la paysannerie, paupérisation de la population rurale, dépendance croissante aux importations agroalimentaires, perte de la biodiversité et autres impacts environnementaux liés à l’utilisation massive de produits agrochimiques.

Selon la FAO, l’agriculture industrielle est responsable de l’appauvrissement des 1/5 des terres arables cultivées sur la planète. « Plus de 40 pour cent de la superficie émergée de la terre est utilisée à des fins agricoles, ce qui confère aux agriculteurs une grande part de responsabilité dans la protection de la biodiversité ». La FAO estime que 75 pour cent de la diversité des cultures a été perdue entre 1900 et 2000. La perte de biodiversité aura un impact majeur sur la possibilité future du genre humain à se nourrir, lorsque l’humanité atteindra 9 milliards en 2050 et que les plus pauvres du monde seront les plus touchés.

Enfin, le changement climatique et l’insécurité alimentaire croissante sont aussi des défis de taille pour les systèmes agricoles du monde. « Accroître l’utilisation durable de la diversité végétale pourrait être la clé principale pour affronter les risques qui pèsent sur les ressources génétiques pour l‘agriculture. » Les agriculteurs et paysans réclament donc le droit à l’autogestion, c’est-à-dire la capacité de déterminer leurs propres processus de production, le droit à une alimentation saine et adéquate, de même que le respect de la biodiversité et des cultures. Ils revendiquent ainsi la reconnaissance du caractère multifonctionnel de l’agriculture paysanne (dans ses dimensions économiques, sociales, environnementales et culturelles).

Aspect social de la souveraineté alimentaire

Nous avons eu à défendre la position qu’une stratégie axée sur la production agricole nationale, c’est-à-dire une stratégie de souveraineté alimentaire, représente une solution durable aux problèmes alimentaires des pays pauvres. Ceci dit, sur le plan social, elle aidera à soutenir l’emploi et à maintenir le tissu social déchiré par le système d’accès aux marchés domestiques et internationaux. Au Brésil par exemple, 46,8% des terres sont contrôlés par 1,6% des propriétaires. Les paysans n’ont pas accès à la terre et aux moyens de production qui puissent leur permettre d’améliorer leur rendement et faire augmenter leurs revenus. Effectivement, le marché rend les aliments disponibles en grande quantité, mais les paysans, à cause de la faiblesse de leurs revenus, ne peuvent pas y accéder. Ils sont incapables de nourrir leur famille et de satisfaire aux besoins sociaux de base tels que l’éducation, la santé et l’eau. Ce qui provoque une situation de famine et d’exode rural. Chaque année, nombreux sont les paysans à émigrer vers les villes parce qu’ils ne sont pas capables de résister à la compétition accrue du marché. Dû au fait que les hommes partent en ville pour trouver du travail, les femmes et les enfants se retrouvent responsables de l’agriculture familiale afin de s’assurer d’avoir des récoltes et de pouvoir subvenir aux besoins de la famille. La souveraineté alimentaire, en stimulant l’emploi dans le secteur agricole, pourrait donc pallier ce phénomène d’exode rural et permettre aux familles de subvenir à leurs besoins.

La pauvreté croissante constitue une menace à la sécurité alimentaire prônée par le système du marché. Pour que la sécurité alimentaire puisse se maintenir, il faut freiner la croissance de la pauvreté, il faut permettre aux paysans de vivre du travail agricole (ces paysans représentent quelque 1.34 milliard de personnes, soit 43% de la population active mondiale). La souveraineté alimentaire sert à créer un lien entre le producteur et le consommateur pour faire de la question alimentaire une réalité tangible où le producteur devient imputable face au consommateur. Elle prend en compte le besoin de s’alimenter comme un droit de la personne, elle permet de remettre l’agriculture à sa place qui est de nourrir la population et reconnaitre la valeur du travail agricole tout en garantissant aux paysans un revenu décent, le respect de leur mode de vie et la pérennité de la culture pour leurs descendants.

Conclusion

Considérant que le débat est toujours d’actualité, il y a toujours lieu de se pencher sur le meilleur moyen qui pourrait exister pour contrer cet écart toujours grandissant entre les riches et les pauvres. Du point de vue de l’agriculture, les besoins vitaux deviennent un élément rival de plus en plus menaçant en cette ère de libéralisation des échanges. À la lumière du débat, nous pensons que les deux thèses présentées proposent des éléments de solution valables pour répondre aux enjeux mondiaux alimentaires.

Il faut donc relativiser la notion de souveraineté et admettre qu’il ne faut pas refuser une certaine ouverture des marchés. Cependant, nous pensons qu’il faut définir des conditions assurant la protection des pays en développement pour lesquels le marché agricole est moins productif et compétitif, et c’est pourquoi le respect d’une souveraineté alimentaire est de mise. L’intégration régionale peut être considérée comme la possibilité d’un marché international plus égalitaire, en comparaison à certains accords internationaux (Nord-Sud) favorisant les pays du Nord. Dans le cadre des exigences d’un modèle de libéralisation au niveau mondial, une réglementation favorisant des rapports commerciaux équitables doit devenir le mot d’ordre. Il faut soustraire des accords commerciaux et des institutions financières internationales le contrôle de la politique agricole et alimentaire pour le placer entre les mains de ceux qui la produisent et de ceux qui la consomment. Le problème le plus important n’est pas celui de la production, mais plutôt celui de la distribution.

En rappelant que l’alimentation est avant tout un droit plutôt qu’une simple marchandise, il est important de garantir la sécurité alimentaire des populations en situation de vulnérabilité. Toutefois, comme le préconise la FAO, il est possible de le faire en recourant aux produits des marchés locaux pour fournir les réserves alimentaires lors de situations de crise. Nous maintenons la position que la souveraineté alimentaire est en mesure d’être une solution viable et durable pour sortir les pays en développement de la pauvreté. Pour cela, il faut que les pays ne se voient plus imposer des politiques agricoles par les diverses institutions de Bretton Woods, mais qu’ils puissent, au nom du principe de l’autodétermination des peuples, élaborer une politique agricole tenant compte de la réalité sociale, politique, économique et culturelle de leurs populations.

Francois Dagenais-Coté